Durkheim émerge dans la France de la Troisième République, une période marquée par la défaite de 1870 face à la Prusse et les tensions entre républicains laïcs et forces conservatrices. L'époque est caractérisée par une industrialisation rapide, une urbanisation croissante et des bouleversements sociaux majeurs, dont l'affaire Dreyfus, qui influencent sa réflexion sur la cohésion sociale et l'anomie.
Sa pensée se développe au carrefour de plusieurs influences : le positivisme d'Auguste Comte, l'évolutionnisme social d'Herbert Spencer et la tradition rationaliste française. En dialogue avec la psychologie et l'anthropologie de son temps, il œuvre à établir la sociologie comme une discipline scientifique autonome, fondée sur l'étude des "faits sociaux" qu'il considère comme des réalités sui generis, extérieures et contraignantes pour les individus.
Son œuvre se déploie à travers plusieurs ouvrages majeurs : "De la division du travail social" (1893) pose les bases de sa théorie de la solidarité sociale, "Les Règles de la méthode sociologique" (1895) établit les fondements méthodologiques de la sociologie, "Le Suicide" (1897) démontre l'application de sa méthode, et "Les Formes élémentaires de la vie religieuse" (1912) explore le rôle de la religion dans la cohésion sociale.
Cette approche, qui combine rigueur scientifique et préoccupation pour la cohésion sociale, influence profondément les sciences sociales du 20e siècle.
La religion unit la société
Elle crée le lien social
Donc la religion est sociale
« Quand on oppose la société idéale à la société réelle comme deux antagonistes qui nous entraîneraient en des sens contraires, on réalise et on oppose des abstractions. La société idéale n'est pas en dehors de la société réelle ; elle en fait partie. Bien loin que nous soyons partagés entre elles comme entre deux pôles qui se repoussent, on ne peut pas tenir à l'une sans tenir à l'autre. Car une société n'est pas simplement constituée par la masse des individus qui la composent, par le sol qu'ils occupent, par les choses dont ils se servent, par les mouvements qu'ils accomplissent, mais, avant tout, par l'idée qu'elle se fait d'elle-même. Et sans doute, il arrive qu'elle hésite sur la manière dont elle doit se concevoir : elle se sent tiraillée en des sens divergents. Mais ces conflits, quand ils éclatent, ont lieu non entre l'idéal et la réalité, mais entre idéaux différents, entre celui d'hier et celui d'aujourd'hui, entre celui qui a pour lui l'autorité de la tradition et celui qui est seulement en voie de devenir. »
Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse
La société idéale fait partie de la société réelle.
« D'une manière générale, il n'est pas douteux qu'une société a tout ce qu'il faut pour éveiller dans les esprits, par la seule action qu'elle exerce sur eux, la sensation du divin ; car elle est à ses membres ce qu'un dieu est à ses fidèles. Un dieu, en effet, c'est d'abord un être que l'homme se représente, par certains côtés, comme supérieur à soi-même et dont il croit dépendre. […] Or la société, elle aussi, entretient en nous la sensation d'une perpétuelle dépendance. Parce qu'elle a une nature qui lui est propre, différente de notre nature d'individu, elle poursuit des fins qui lui sont également spéciales : mais, comme elle ne peut les atteindre que par notre intermédiaire, elle réclame impérieusement notre concours. Elle exige que, oublieux de nos intérêts, nous nous fassions ses serviteurs et elle nous astreint à toute sorte de gênes, de privations et de sacrifices sans lesquels la vie sociale serait impossible. C'est ainsi qu'à chaque instant nous sommes obligés de nous soumettre à des règles de conduite et de pensée que nous n'avons ni faites ni voulues, et qui même sont parfois contraires à nos penchants et à nos instincts les plus fondamentaux. »
Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse
La société est ce qu'un dieu est à ses fidèles : nous dépendons d'elle.
« Dans une assemblée, les grands mouvements d'enthousiasme, d'indignation, de pitié qui se produisent, n'ont pour lieu d'origine aucune conscience particulière. Ils viennent à chacun de nous du dehors et sont susceptibles de nous entraîner malgré nous. Sans doute, il peut se faire que, m'y abandonnant sans réserve, je ne sente pas la pression qu'ils exercent sur moi. Mais elle s'accuse dès que j'essaie de lutter contre eux. Qu'un individu tente de s'opposer à l'une de ces manifestations collectives, et les sentiments qu'il nie se retournent contre lui. Or, si cette puissance de cœrcition externe s'affirme avec cette netteté dans les cas de résistance, c'est qu'elle existe, quoique inconsciente, dans les cas contraires. Nous sommes alors dupes d'une illusion qui nous fait croire que nous avons élaboré nous-mêmes ce qui s'est imposé à nous du dehors. Mais, si la complaisance avec laquelle nous nous y laissons aller masque la poussée subie, elle ne la supprime pas. C'est ainsi que l'air ne laisse pas d'être pesant quoique nous n'en sentions plus le poids. Alors même que nous avons spontanément collaboré, pour notre part, à l'émotion commune, l'impression que nous avons ressentie est tout autre que celle que nous eussions éprouvée si nous avions été seul. Aussi, une fois que l'assemblée s'est séparée, que ces influences sociales ont cessé d'agir sur nous et que nous nous retrouvons seuls avec nous-mêmes, les sentiments par lesquels nous avons passé nous font l'effet de quelque chose d'étranger où nous ne nous reconnaissons plus. Nous nous apercevons alors que nous les avions subis beaucoup plus que nous ne les avions faits. »
Durkheim, Règles de la méthode sociologique
Les sentiments collectifs n'ont pas toujours lieu à l'intérieur de nous.
« De ce qu'un animal a pu apprendre au cours de son existence individuelle, presque rien ne peut lui survivre. Au contraire, les résultats de l'expérience humaine se conservent presque intégralement et jusque dans le détail, grâce aux livres, aux monuments figurés, aux outils, aux instruments de toute sorte qui se transmettent de génération en génération, à la tradition orale, etc. Le sol de la nature se recouvre ainsi d'une riche alluvion qui va sans cesse en croissant. Au lieu de se dissiper toutes les fois qu'une génération s'éteint ou est remplacée par une autre, la sagesse humaine s'accumule sans terme, et c'et cette accumulation indéfinie qui élève l'homme au-dessus de la bête et au-dessus de lui-même. Mais, tout comme la coopération dont il était d'abord question, cette accumulation n'est possible que dans et par la société. Car pour que le legs de chaque génération puisse être conservé et ajouté aux autres, il faut qu'il y ait une personnalité morale qui dure par-dessus les générations qui passent, qui les relie les unes aux autres : c'est la société. Ainsi, l'antagonisme qui l'on a trop souvent admis entre la société et l'individu ne correspond à rien dans les faits. Bien loin que ces deux termes s'opposent et ne puissent se développer qu'en sens inverse l'un de l'autre, ils s'impliquent. L'individu, en voulant la société, se veut lui-même. L'action qu'elle exerce sur lui, par la voie de l'éducation notamment, n'a nullement pour objet et pour effet de le comprimer, de le diminuer, de le dénaturer, mais, au contraire, de le grandir, et d'en faire un être vraiment humain. »
Durkheim, Éducation et sociologie
De tout ce qu'un individu a pu apprendre, presque rien lui survivra.
« Le langage n'est pas seulement le revêtement extérieur de la pensée ; c'en est l'armature interne. Il ne se borne pas à la traduire au-dehors une fois qu'elle est formée ; il sert à la faire. Cependant, il a une nature qui lui est propre, et, par suite, des lois qui ne sont pas celles de la pensée. Puisque donc il contribue à l'élaborer, il ne peut manquer de lui faire violence en quelque mesure et de la déformer […]. Penser, en effet, c'est ordonner nos idées ; c'est, par conséquent, classer. Penser le feu, par exemple, c'est le ranger dans telle ou telle catégorie de choses, de manière à pouvoir dire qu'il est ceci ou cela, ceci et non cela. Mais, d'un autre côté, classer, c'est nommer ; car une idée générale n'a d'existence et de réalité que dans et par le mot qui l'exprime et qui fait, à lui seul, son individualité. Aussi la langue d'un peuple a-t-elle toujours une influence sur la façon dont sont classées dans les esprits et, par conséquent, pensées les choses nouvelles qu'il apprend à connaître ; car elles sont tenues de s'adapter aux cadres préexistants. Pour cette raison, la langue que parlaient les hommes, quand ils entreprirent de se faire une représentation élaborée de l'univers, marqua le système d'idées qui prit alors naissance d'une empreinte ineffaçable. »
Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse
Le langage façonne notre pensée et l'ordonne en catégories, influant sur nos représentations de l'univers.
« On considère l'État comme l'antagoniste de l'individu et il semble que le premier ne puisse se développer qu'au détriment du second. La vérité, c'est que l'État a été bien plutôt le libérateur de l'individu. C'est l'État qui, à mesure qu'il a pris de la force, a affranchi l'individu des groupes particuliers et locaux qui tendaient à l'absorber, famille, cité, corporation, etc. L'individualisme a marché dans l'histoire du même pas que l'étatisme. Non pas que l'État ne puisse devenir despotique et oppresseur. Comme toutes les forces de la nature, s'il n'est limité par aucune puissance collective qui le contienne, il se développera sans mesure et deviendra à son tour une menace pour les libertés individuelles. D'où il suit que la force sociale qui est en lui doit être neutralisée par d'autres forces sociales qui lui fassent contrepoids. Si les groupes secondaires sont facilement tyranniques quand leur réaction n'est pas modérée par celle de l'État, inversement celle de l'État, pour rester normale, a besoin d'être modérée à son tour. Le moyen d'arriver à ce résultat, c'est qu'il y ait dans la société, en dehors de l'État, quoique soumis à son influence, des groupes plus restreints (territoriaux, ou professionnels, il n'importe pour l'instant) mais fortement constitués et doués d'une individualité et d'une autonomie suffisante pour pouvoir s'opposer aux empiètement du pouvoir central. Ce qui libère l'individu, ce n'est pas la suppression de tout centre régulateur, c'est leur multiplication, pourvu que ces centres multiples soient coordonnés et subordonnés les uns aux autres. »
Durkheim, L'État et la société civile
L'État affranchit l'individu des groupes particuliers. L'étatisme et l'individualisme marchent en même pas. L'État a besoin d'être modéré par des forces sociales. Il faut multiplier les centres régulateurs coordonnés.
« Il paraît bien que le bonheur est autre chose qu'une somme de plaisirs. C'est un état général et constant qui accompagne le jeu régulier de toutes nos fonctions organiques et psychiques. Ainsi, les activités continues, comme celles de la respiration et de la circulation, ne procurent pas de jouissances positives ; pourtant, c'est d'elles surtout que dépendent notre bonne humeur et notre entrain. Tout plaisir est une sorte de crise ; il naît, dure un moment et meurt ; la vie, au contraire, est continue. Ce qui en fait le charme fondamental doit être continu comme elle. Le plaisir est local ; c'est une affection limitée à un point de l'organisme ou de la conscience : la vie ne réside ni ici ni là, mais elle est partout. Notre attachement pour elle doit donc tenir à quelque cause également générale. En un mot, ce qu'exprime le bonheur, c'est, non l'état momentané de telle fonction particulière, mais la santé de la vie physique et morale dans son ensemble. Comme le plaisir accompagne l'exercice normal des fonctions intermittentes, il est bien un élément du bonheur, et d'autant plus important que ces fonctions ont plus de place dans la vie. […] Le plus souvent, au contraire, c'est le plaisir qui dépend du bonheur : suivant que nous sommes heureux ou malheureux, tout nous rit ou nous attriste. On a eu bien raison de dire que nous portons notre bonheur avec nous-mêmes. »
Durkheim, De la Division du travail social
Il paraît bien que le bonheur est autre chose qu'une somme de plaisirs. C'est un état général et constant qui accompagne le jeu régulier de toutes nos fonctions organiques et psychiques.
« Si richement doués que nous soyons, il nous manque toujours quelque chose, et les meilleurs d'entre nous ont le sentiment de leur insuffisance. C'est pourquoi nous cherchons chez nos amis les qualités qui nous font défaut, parce qu'en nous unissant à eux nous participons en quelque manière à leur nature, et que nous nous sentons alors moins incomplets. Il se forme ainsi de petites associations d'amis où chacun a son rôle conforme à son caractère, où il y a un véritable échange de services. L'un protège, l'autre console ; celui-ci conseille, celui-là exécute, et c'est ce partage des fonctions, ou, pour employer l'expression consacrée, cette division du travail qui détermine ces relations d'amitié. Nous sommes ainsi conduits à considérer la division du travail sous un nouvel aspect. Dans ce cas, en effet, les services économiques qu'elle peut rendre sont peu de chose à côté de l'effet moral qu'elle produit, et sa véritable fonction est de créer entre deux ou plusieurs personnes un sentiment de solidarité. De quelque manière que ce résultat soit obtenu, c'est elle qui suscite ces sociétés d'amis, et elle les marque de son empreinte. »
Durkheim, De la Division du travail social
Si richement doués que nous soyons, il nous manque toujours quelque chose. Les meilleurs d'entre nous ont le sentiment de leur insuffisance. Nous cherchons donc chez nos amis les qualités qui nous font défaut. C'est ainsi que des sociétés d'amis se forment et que la division du travail crée un sentiment de solidarité.
« Représentez-vous […] un être affranchi de toute limitation extérieure, un despote plus absolu encore que ceux dont nous parle l'histoire, un despote qu'aucune puissance extérieure ne vienne contenir et régler. Par définition, les désirs d'un tel être sont irrésistibles. Dirons-nous donc qu'il est tout-puissant ? Non certes, car lui-même ne peut leur résister. Ils sont maîtres de lui comme du reste des choses. Il les subit, il ne les domine pas. En un mot, quand nos tendances sont affranchies de toute mesure, quand rien ne les borne, elles deviennent elles-mêmes tyranniques, et leur premier esclave, c'est le sujet même qui les éprouve. Aussi, vous savez quel triste spectacle il nous donne. Les penchants les plus contraires, les caprices les plus antinomiques (1) se succèdent les uns aux autres, entraînant ce souverain soi-disant absolu dans les sens les plus divergents, si bien que cette toute-puissance apparente se résout finalement en une véritable impuissance. Un despote est comme un enfant : il en a les faiblesses, et pour la même raison. C'est qu'il n'est pas maître de lui-même. La maîtrise de soi, voilà la première condition de tout pouvoir vrai, de toute liberté digne de ce nom. »
Durkheim
Quand on est affranchi de toutes limites, les désirs deviennent tyranniques et on perd le contrôle. On a besoin de maîtriser soi-même pour être libre et puissant.
« La moralité consiste à réaliser des fins impersonnelles, générales, indépendantes de l'individu et de ses intérêts particuliers. Or, la raison, par sa constitution native, va d'elle-même au général, à l'impersonnel ; car elle est la même chez tous les hommes et même chez tous les êtres raisonnables. Il n'y a qu'une raison. Par conséquent, en tant que nous ne sommes mus que par la raison, nous agissons moralement, et, en même temps, nous agissons avec une pleine autonomie, parce que nous ne faisons que suivre la loi de notre nature raisonnable. Mais, alors, d'où vient le sentiment d'obligation ? C'est que, en fait, nous ne sommes pas des êtres purement rationnels, nous sommes aussi des êtres sensibles. Or, la sensibilité, c'est la faculté par laquelle les individus se distinguent les uns des autres. Mon plaisir ne peut appartenir qu'à moi et ne reflète que mon tempérament personnel. La sensibilité nous incline donc vers des fins individuelles, égoïstes, irrationnelles, immorales. Il y a donc, entre la loi de raison et notre faculté sensible, un véritable antagonisme, et, par suite, la première ne peut s'imposer à la seconde que par une véritable contrainte. C'est le sentiment de cette contrainte qui donne naissance au sentiment de l'obligation. »
Durkheim, L'Éducation morale
La raison est la même chez tous les hommes et nous agissons moralement en suivant la loi de notre nature.
« La morale de notre temps est fixée dans ses lignes essentielles, au moment où nous naissons ; les changements qu'elle subit au cours d'une existence individuelle, ceux, par conséquent, auxquels chacun de nous peut participer sont infiniment restreints. Car les grandes transformations morales supposent toujours beaucoup de temps. De plus, nous ne sommes qu'une des innombrables unités qui y collaborent. Notre apport personnel n'est donc jamais qu'un facteur infime de la résultante complexe dans laquelle il disparaît anonyme. Ainsi, on ne peut pas ne pas reconnaître que, si la règle morale est œuvre collective, nous la recevons beaucoup plus que nous ne la faisons. Notre attitude est beaucoup plus passive qu'active. Nous sommes agis plus que nous n'agissons. Or, cette passivité est en contradiction avec une tendance actuelle, et qui devient tous les jours plus forte, de la conscience morale. En effet, un des axiomes fondamentaux de notre morale, on pourrait même dire l'axiome fondamental, c'est que la personne humaine est la chose sainte par excellence ; c'est qu'elle a droit au respect que le croyant de toutes les religions réserve à son dieu ; et c'est ce que nous exprimons nous-mêmes, quand nous faisons de l'idée d'humanité la fin et la raison d'être de la patrie. En vertu de ce principe, toute espèce d'empiètement sur notre for intérieur nous apparaît comme immorale, puisque c'est une violence faite à notre autonomie personnelle. Tout le monde, aujourd'hui, reconnaît, au moins en théorie, que jamais, en aucun cas, une manière déterminée de penser ne doit nous être imposée obligatoirement, fût-ce au nom d'une autorité morale. »
Durkheim, L'Éducation morale
La conscience morale valorise l'individualité et le libre arbitre.
« La société […] est la source et le lieu de tous les biens intellectuels qui constituent la civilisation. C'est de la société que nous vient tout l'essentiel de notre vie mentale. Notre raison individuelle est et vaut ce que vaut cette raison collective et impersonnelle qu'est la science, qui est une chose sociale au premier chef et par la manière dont elle se fait et par la manière dont elle se conserve. Nos facultés esthétiques, la finesse de notre goût dépendent de ce qu'est l'art, chose sociale au même titre. C'est à la société que nous devons notre empire sur les choses qui fait partie de notre grandeur. C'est elle qui nous affranchit de la nature. N'est-il pas naturel dès lors que nous nous la représentions comme un être psychique supérieur à celui que nous sommes et d'où ce dernier émane ? Par suite, on s'explique que, quand elle réclame de nous ces sacrifices petits ou grands qui forment la trame de la vie morale, nous nous inclinions devant elle avec déférence. Le croyant s'incline devant Dieu, parce que c'est de Dieu qu'il croit tenir l'être, et particulièrement son être mental, son âme. Nous avons les mêmes raisons d'éprouver ce sentiment pour la collectivité. »
Durkheim, Sociologie et Philosophie
La société est source de tous les biens intellectuels qui constituent la civilisation.
« On considère l'État comme l'antagoniste de l'individu et il semble que le premier ne puisse se développer qu'au détriment du second. La vérité, c'est que l'État a été bien plutôt le libérateur de l'individu. C'est l'État qui, à mesure qu'il a pris de la force, a affranchi l'individu des groupes particuliers et locaux qui tendaient à l'absorber : famille, cité, corporation, etc. L'individualisme a marché dans l'histoire du même pas que l'étatisme. Non pas que l'État ne puisse devenir despotique et oppresseur. Comme toutes les forces de la nature, s'il n'est limité par aucune puissance collective qui le contienne, il se développera sans mesure et deviendra à son tour une menace pour les libertés individuelles. D'où il suit que la force sociale qui est en lui doit être neutralisée par d'autres forces sociales qui lui fassent contrepoids. Si les groupes secondaires sont facilement tyranniques quand leur action n'est pas modérée par celle de l'État, inversement celle de l'État, pour rester normale, a besoin d'être modérée à son tour. Le moyen d'arriver à ce résultat, c'est qu'il y ait dans la société, en dehors de l'État, quoique soumis à son influence, des groupes plus restreints (territoriaux ou professionnels, il n'importe pour l'instant) mais fortement constitués et doués d'une individualité et d'une autonomie suffisante pour pouvoir s'opposer aux empiétements du pouvoir central. Ce qui libère l'individu, ce n'est pas la suppression de tout centre régulateur, c'est leur multiplication, pourvu que ces centres multiples soient coordonnés et subordonnés les uns aux autres. »
Durkheim, L'État et la société civile
L'État libère l'individu des groupes particuliers, mais peut aussi être une menace pour les libertés individuelles s'il n'est pas limité par des forces sociales qui lui fassent contrepoids. Il faut donc multiplier les centres régulateurs dans la société et en coordonner les actions.
« Abandonné à lui-même, l'individu tomberait sous la dépendance des forces physiques ; s'il a pu y échapper, s'il a pu s'affranchir, se faire une personnalité, c'est qu'il a pu se mettre à l'abri d'une force sui generis (1), force intense, puisqu'elle résulte de la coalition de toutes les forces individuelles, mais force intelligente et morale, capable, par conséquent, de neutraliser les énergies inintelligentes et amorales de la nature : c'est la force collective. Permis au théoricien de démontrer que l'homme a droit à la liberté ; mais quelle que soit la valeur de ces démonstrations, ce qui est certain, c'est que cette liberté n'est devenue une réalité que dans et par la société. Ainsi, vouloir la société, c'est, d'une part, vouloir quelque chose qui nous dépasse ; mais c'est en même temps nous vouloir nous-même. Nous ne pouvons vouloir sortir de la société, sans vouloir cesser d'être des hommes. Je ne sais si la civilisation nous a apporté plus de bonheur, et il n'importe ; mais ce qui est certain, c'est que du moment où nous sommes civilisés, nous ne pouvons y renoncer qu'en renonçant à nous-même. La seule question qui puisse se poser pour l'homme est, non pas de savoir s'il peut vivre en dehors d'une société, mais dans quelle société il veut vivre ; et je reconnais d'ailleurs très volontiers à tout individu le droit d'adopter la société de son choix, à supposer qu'il ne soit pas retenu dans sa société natale par des devoirs préalablement contractés. Dès lors, on s'explique sans peine comment la société, en même temps qu'elle constitue une fin qui nous dépasse, peut nous apparaître comme bonne et désirable, puisqu'elle tient à toutes les fibres de notre être. »
Durkheim, Philosophie et sociologie
La société constitue une force intelligente capable de neutraliser les énergies inintelligentes de la nature. L'homme a droit à la liberté, qui devient une réalité dans et par la société. Vouloir la société c
« Est moral, peut-on dire, tout ce qui est source de solidarité, tout ce qui force l'homme à compter avec autrui, à régler ses mouvements sur autre chose que les impulsions de son égoïsme, et la moralité est d'autant plus solide que ces liens sont plus nombreux et plus forts. On voit combien il est inexact de la définir, comme on a fait souvent, par la liberté ; elle consiste bien plutôt dans un état de dépendance. Loin qu'elle serve à émanciper l'individu, à le dégager du milieu qui l'enveloppe, elle a, au contraire, pour fonction essentielle d'en faire la partie intégrante d'un tout et, par conséquent, de lui enlever quelque chose de la liberté de ses mouvements. On rencontre parfois, il est vrai, des âmes qui ne sont pas sans noblesse et qui, pourtant, trouvent intolérable l'idée de cette dépendance. Mais c'est qu'elles n'aperçoivent pas les sources d'où découle leur propre moralité, parce que ces sources sont trop profondes. La conscience est un mauvais juge de ce qui se passe au fond de l'être, parce qu'elle n'y pénètre pas. La société n'est donc pas, comme on l'a cru souvent, un évènement étranger à la morale ou qui n'a sur elle que des répercussions secondaires ; c'en est, au contraire, la condition nécessaire. Elle n'est pas une simple juxtaposition d'individus qui apportent, en y entrant, une moralité intrinsèque ; mais l'homme n'est un être moral que parce qu'il vit en société, puisque la moralité consiste à être solidaire d'un groupe et varie comme cette solidarité. Faites évanouir toute vie sociale, et la vie morale s'évanouit du même coup, n'ayant plus d'objet où se prendre. »
Durkheim, De la Division du travail social
La morale est source de solidarité et oblige à compter avec autrui.
« Si nous croyons que la discipline est utile, nécessaire à l'individu, c'est qu'elle nous parait réclamée par la nature elle-même. Elle est le moyen par lequel la nature se réalise normalement, et non le moyen de la réduire ou de la détruire. Comme tout ce qui existe, l'homme est un être limité ; il est la partie d'un tout : physiquement, il est partie de l'univers ; moralement, il est partie de la société. Il ne peut donc, sans contredire sa nature, chercher à s'affranchir des limites qui s'imposent à toute partie. Et, en fait, tout ce qu'il y a de plus fondamental en lui, tient précisément à sa qualité de partie. Car, dire qu'il est une personne, c'est dire qu'il est distinct de tout ce qui n'est pas lui ; or, la distinction implique la limitation. Si, donc, de notre point de vue, la discipline est bonne, ce n'est pas que nous regardions d'un œil défiant l'œuvre de la nature, ce n'est pas que nous y voyions une machination diabolique qu'il faut déjouer, mais c'est que la nature de l'homme ne peut être elle-même à moins d'être disciplinée. Si nous jugeons indispensable que les inclinations naturelles soient contenues dans de certaines bornes, ce n'est pas qu'elles nous paraissent mauvaises, ce n'est pas que nous leur déniions le droit d'être satisfaites ; au contraire, c'est qu'autrement elles ne pourraient pas recevoir leur juste satisfaction. »
Durkheim, L'Éducation morale
La discipline est utile et nécessaire à l’homme car elle correspond à la nature humaine.
« Si nous violons [les rēgles morales], nous nous exposons ā des consēquences fācheuses ; nous risquons d'ētre blāmēs, mis ā l'index, frappēs mēme matēriellement dans notre personne ou dans nos biens. Mais c'est un fait constant, incontestable, qu'un acte n'est pas moral, alors mēme qu'il serait matēriellement conforme ā la rēgle, si c'est la perspective de ces consēquences fācheuses qui l'a dēterminē. Ici, pour que l'acte soit tout ce qu'il doit ētre, pour que la rēgle soit obēie comme elle doit ētre obēie, il faut que nous y dēfērions (1), non pour ēviter tel rēsultat dēsagrēable, tel chātiment matēriel ou moral, ou pour obtenir telle rēcompense ; il faut que nous y dēfērions (1) tout simplement parce que nous devons y dēfērer (1), abstraction faite des consēquences que notre conduite peut avoir pour nous. Il faut obēir au prēcepte moral par respect pour lui, et pour cette seule raison. Toute l'efficacitē qu'il a sur les volontēs, il la tient donc exclusivement de l'autoritē dont il est revētu. Ici, l'autoritē est seule agissante, et un autre ēlēment ne peut s'y mēler sans que la conduite, dans la mēme mesure, perde son caractēre moral. Nous disons que toute rēgle commande, mais la rēgle morale est tout entiēre commandement et n'est pas autre chose. Voilā pourquoi elle nous parle de si haut, pourquoi, quand elle a parlē, toutes les autres considērations doivent se taire. »
Durkheim, L'Éducation morale (1902)
Le comportement est moralement correct si nous y déformons notre volonté, sans considération pour les conséquences.
« Si nous violons [les rēgles morales], nous nous exposons ā des consēquences fācheuses ; nous risquons d'ētre blāmēs, mis ā l'index, frappēs mēme matēriellement dans notre personne ou dans nos biens. Mais c'est un fait constant, incontestable, qu'un acte n'est pas moral, alors mēme qu'il serait matēriellement conforme ā la rēgle, si c'est la perspective de ces consēquences fācheuses qui l'a dēterminē. Ici, pour que l'acte soit tout ce qu'il doit ētre, pour que la rēgle soit obēie comme elle doit ētre obēie, il faut que nous y dēfērions (1), non pour ēviter tel rēsultat dēsagrēable, tel chātiment matēriel ou moral, ou pour obtenir telle rēcompense ; il faut que nous y dēfērions (1) tout simplement parce que nous devons y dēfērer (1), abstraction faite des consēquences que notre conduite peut avoir pour nous. Il faut obēir au prēcepte moral par respect pour lui, et pour cette seule raison. Toute l'efficacitē qu'il a sur les volontēs, il la tient donc exclusivement de l'autoritē dont il est revētu. Ici, l'autoritē est seule agissante, et un autre ēlēment ne peut s'y mēler sans que la conduite, dans la mēme mesure, perde son caractēre moral. Nous disons que toute rēgle commande, mais la rēgle morale est tout entiēre commandement et n'est pas autre chose. Voilā pourquoi elle nous parle de si haut, pourquoi, quand elle a parlē, toutes les autres considērations doivent se taire. »
Durkheim, L'Education morale (1902)
Le respect moral est la seule raison d
« Toutes les fois où nous délibérons pour savoir comment nous devons agir, il y a une voix qui parle en nous et qui nous dit : voilà ton devoir. Et quand nous avons manqué à ce devoir qui nous a été ainsi présenté, la même voix se fait entendre, et proteste contre notre acte. Parce qu'elle nous parle sur le ton du commandement, nous sentons bien qu'elle doit émaner de quelque être supérieur à nous ; mais cet être, nous ne voyons pas clairement qui il est ni ce qu'il est. C'est pourquoi l'imagination des peuples, pour pouvoir s'expliquer cette voix mystérieuse, dont l'accent n'est pas celui avec lequel parle une voix humaine, l'imagination des peuples l'a rapportée à des personnalités transcendantes, supérieures à l'homme, qui sont devenues l'objet du culte, le culte n'étant en définitive que le témoignage extérieur de l'autorité qui leur était reconnue. Il nous appartient, à nous, de dépouiller cette conception des formes mythiques dans lesquelles elle s'est enveloppée au cours de l'histoire, et, sous le symbole, d'atteindre la réalité. Cette réalité, c'est la société. C'est la société qui, en nous formant moralement, a mis en nous ces sentiments qui nous dictent si impérativement notre conduite, ou qui réagissent avec cette énergie, quand nous refusons de déférer à leurs injonctions. Notre conscience morale est son œuvre et l'exprime ; quand notre conscience parle, c'est la société qui parle en nous. »
Durkheim, L'Éducation morale (1934)
Notre conscience morale est l'œuvre de la société.
« Parce que la société est à la fois la source et la gardienne de la civilisation, parce qu'elle est le canal par lequel la civilisation parvient jusqu'à nous, elle nous apparaît donc comme une réalité infiniment plus riche, plus haute que la nôtre, une réalité d'où nous vient tout ce qui compte à nos yeux, et qui pourtant nous dépasse de tous les côtés puisque de ces richesses intellectuelles et morales dont elle a le dépôt, quelques parcelles seulement parviennent jusqu'à chacun de nous. Et plus nous avançons dans l'histoire, plus la civilisation humaine devient une chose énorme et complexe ; plus par conséquent elle déborde les consciences individuelles, plus l'individu sent la société comme transcendante par rapport à lui. Chacun des membres d'une tribu australienne porte en lui l'intégralité de sa civilisation tribale ; de notre civilisation actuelle, chacun de nous ne parvient à intégrer qu'une faible part. Mais nous en intégrons toujours quelque part en nous. Et ainsi, en même temps qu'elle est transcendante, par rapport à nous, la société nous est immanente et nous la sentons comme telle. En même temps qu'elle nous dépasse, elle nous est intérieure, puisqu'elle ne peut vivre qu'en nous et par nous. Ou plutôt elle est nous-même, en un sens, et la meilleure partie de nous-même, puisque l'homme n'est un homme que dans la mesure où il est civilisé. Ce qui fait de nous un être vraiment humain, c'est ce que nous parvenons à nous assimiler de cet ensemble d'idées, de sentiments, de croyances, de préceptes de conduite que l'on appelle la civilisation. »
Durkheim, Sociologie et philosophie (1924)
La société est à la fois source et gardienne de la civilisation, qui dépasse les consciences individuelles.
« Parce que la société est à la fois la source et la gardienne de la civilisation, parce qu'elle est le canal par lequel la civilisation parvient jusqu'à nous, elle nous apparaît donc comme une réalité infiniment plus riche, plus haute que la nôtre, une réalité d'où nous vient tout ce qui compte à nos yeux, et qui pourtant nous dépasse de tous les côtés puisque de ces richesses intellectuelles et morales dont elle a le dépôt, quelques parcelles seulement parviennent jusqu'à chacun de nous. Et plus nous avançons dans l'histoire, plus la civilisation humaine devient une chose énorme et complexe ; plus par conséquent elle déborde les consciences individuelles, plus l'individu sent la société comme transcendante par rapport à lui. Chacun des membres d'une tribu australienne porte en lui l'intégralité de sa civilisation tribale ; de notre civilisation actuelle, chacun de nous ne parvient à intégrer qu'une faible part. Mais nous en intégrons toujours quelque part en nous. Et ainsi, en même temps qu'elle est transcendante, par rapport à nous, la société nous est immanente et nous la sentons comme telle. En même temps qu'elle nous dépasse, elle nous est intérieure, puisqu'elle ne peut vivre qu'en nous et par nous. Ou plutôt elle est nous-même, en un sens, et la meilleure partie de nous-même, puisque l'homme n'est un homme que dans la mesure où il est civilisé. Ce qui fait de nous un être vraiment humain, c'est ce que nous parvenons à nous assimiler de cet ensemble d'idées, de sentiments, de croyances, de préceptes de conduite que l'on appelle la civilisation. »
Durkheim, Sociologie et philosophie (1924)
La société est transcendante par rapport à l'individu, mais elle est également immanente en tant que partie intégrante de chaque individu. En avançant dans l'histoire, la civilisation devient plus complexe et déborde les consciences individuelles, mais nous intégrons toujours une petite partie d'elle en nous. La société est transcendante et intérieure à la fois, vivant en nous et par nous, et elle est la meilleure partie de nous-mêmes dans la mesure où nous sommes civilisés. C'est ce que nous assimilons de la civilisation qui fait de nous un être vraiment humain.
« Le domaine de l’art n’est pas le rēel. Alors mēme que les ētres que nous reprēsente l’artiste sont directement empruntēs ā la rēalitē, ce n’est pas leur rēalitē qui fait leur beautē. Peu nous importe que ce paysage ait existē ici ou lā, qu’un personnage dramatique ait vēcu dans l’histoire. Ce n’est pas parce qu’il est historique que nous l’admirons au thēātre, c’est parce qu’il est beau : et notre ēmotion ne serait en rien diminuēe, s’il ētait tout entier le produit d’une fiction pœ?tique. Mēme, on a pu dire justement que, quand l’illusion est trop complēte et nous fait prendre pour rēelle la scēne que figure l’artiste, le plaisir du beau s’ēvanouit. Assurēment, si les hommes ou les choses, qui sont ainsi mis sous nos yeux, ētaient d’une invraisemblance notoire, l’esprit ne pourrait pas s’y intēresser ; par suite, l’ēmotion esthētique ne pourrait pas naītre. Mais, tout ce qu’il faut, c’est que leur irrēalitē ne soit pas trop criante ; c’est qu’ils ne nous apparaissent pas comme trop manifestement impossibles. Et, encore, ne saurait-on dire ā partir de quel moment, de quel point prēcis l’invraisemblable devient trop ēvident et trop choquant pour ne pouvoir ētre tolērē. Que de fois le pœ?te nous fait accepter des thēmes scientifiquement absurdes, et que nous savons tels ! Nous nous faisons volontiers complices d’erreurs dont nous avons conscience, pour ne pas gāter notre plaisir. En dēfinitive, il n’y a pas, pour l’artiste, de lois de la nature ni de lois de l’histoire, qui doivent ētre, toujours et en toutes circonstances, nēcessairement respectēes. Ce qui explique ce caractēre de l’œuvre d’art, c’est que les ētats intērieurs qu’elle traduit et qu’elle communique ne sont ni des sensations, ni des conceptions, mais des images. L’impression artistique vient de la façon dont l’artiste affecte, non pas nos sens, non pas notre entendement, mais notre imagination. »
Durkheim, L’Education morale (1925)
Le domaine de l'art n'est pas la réalité.
« La science commence dēs que le savoir, quel qu'il soit, est recherchē pour lui-mēme. Sans doute, le savant sait bien que ses dēcouvertes seront vraisemblablement susceptibles d'ētre utilisēes. Il peut mēme se faire qu'il dirige de prēfērence ses recherches sur tel ou tel point parce qu'il pressent qu'elles seront ainsi plus profitables, qu'elles permettront de satisfaire ā des besoins urgents. Mais en tant qu'il se livre ā l'investigation scientifique, il se dēsintēresse des consēquences pratiques. Il dit ce qui est ; il constate ce que sont les choses, et il s'en tient lā. Il ne se prēoccupe pas de savoir si les vēritēs qu'il dēcouvre seront agrēables ou dēconcertantes, s'il est bon que les rapports qu'il ētablit restent ce qu'ils sont, ou s'il vaudrait mieux qu'ils fussent autrement. Son rōle est d'exprimer le rēel et non de le juger. »
Durkheim, Education et sociologie (1922)
La science commence où que le savoir, quel qu'il soit, est recherché pour lui-même.
« On voit ā quoi se rēduirait l’homme, si l’on en retirait tout ce qu’il tient de la sociētē : il tomberait au rang de l’animal. S’il a pu dēpasser le stade auquel les animaux se sont arrētēs, c’est d’abord qu’il n’est pas rēduit au seul fruit de ses efforts personnels, mais coopēre rēguliērement avec ses semblables ; ce qui renforce le rendement de l’activitē de chacun. C’est ensuite et surtout que les produits du travail d’une gēnēration ne sont pas perdus pour celle qui suit. De ce qu’un animal a pu apprendre au cours de son existence individuelle, presque rien ne peut lui survivre. Au contraire, les rēsultats de l’expērience humaine se conservent presque intēgralement et jusque dans le dētail, grāce aux livres, aux monuments figurēs, aux outils, aux instruments de toute sorte qui se transmettent de gēnēration en gēnēration, ā la tradition orale, etc. Le sol de la nature se recouvre ainsi d’une riche alluvion (1) qui va sans cesse en croissant. Au lieu de se dissiper toutes les fois qu’une gēnēration s’ēteint et est remplacēe par une autre, la sagesse humaine s’accumule sans terme, et c’est cette accumulation indēfinie qui ēlēve l’homme au-dessus de la bēte et au-dessus de lui-mēme. Mais, tout comme la coopēration dont il ētait d’abord question, cette accumulation n’est possible que dans et par la sociētē. »
Durkheim, Education et sociologie (1922)
La société est ce qui élève l'homme au-dessus de la bête et de lui-même.
« Si l'intērēt rapproche les hommes, ce n'est jamais que pour quelques instants ; il ne peut crēer entre eux qu'un lien extērieur. Dans le fait de l'ēchange, les divers agents restent en dehors les uns des autres, et l'opēration terminēe, chacun se retrouve et se reprend tout entier. Les consciences ne sont que superficiellement en contact ; ni elles ne se pēnētrent, ni elles n'adhērent fortement les unes aux autres. Si mēme on regarde au fond des choses, on verra que toute harmonie d'intērēts recēle un conflit latent (1) ou simplement ajournē (2). Car, lā oū l'intērēt rēgne seul, comme rien ne vient refrēner les ēgoīsmes en prēsence, chaque moi se trouve vis-ā- vis de l'autre sur le pied de guerre et toute trēve ā cet ēternel antagonisme ne saurait ētre de longue durēe. L'intērēt est, en effet, ce qu'il y a de moins constant au monde. aujourd'hui, il m'est utile de m'unir ā vous ; demain la mēme raison fera de moi votre ennemi. Une telle cause ne peut donc donner naissance qu'ā des rapprochements passagers et ā des associations d'un jour. »
Durkheim, De la division du travail social (1893)
Si l'intérêt rapproche les hommes, ce n'est jamais qu'à des fins temporaires ; il ne crée pas entre eux un lien profond. Dans une transaction, chacun reste séparé et se reprend intégralement. Les consciences ne sont que superficiellement en contact ; elles ne s'empruntent pas et ne s'attachent fortement les unes aux autres. L'intérêt est à l'épreuve de changements constants, donc ses accords passagers ne durent jamais longtemps.
« Quand nous obēissons ā une personne en raison de l'autoritē morale que nous lui reconnaissons, nous suivons ses avis, non parce qu'ils nous semblent sages, mais parce qu'ā l'idēe que nous nous faisons de cette personne, une ēnergie psychique d'un certain genre est immanente (1), qui fait plier notre volontē et l'incline dans le sens indiquē. Le respect est l'ēmotion que nous ēprouvons quand nous sentons cette pression intērieure et toute spirituelle se produire en nous. Ce qui nous dētermine alors, ce ne sont pas les avantages ou les inconvēnients de l'attitude qui nous est prescrite ou recommandēe ; c'est la façon dont nous nous reprēsentons celui qui nous la recommande ou qui nous la prescrit. Voilā pourquoi le commandement affecte gēnēralement des formes brēves, tranchantes, qui ne laissent pas de place ā l'hēsitation ; c'est que, dans la mesure oū il est lui-mēme et agit par ses seules forces, il exclut toute idēe de dēlibēration et de calcul ; il tient son efficacitē de l'intensitē de l'ētat mental dans lequel il est donnē. C'est cette intensitē qui constitue ce qu'on appelle l'ascendant moral. Or, les maniēres d'agir auxquelles la sociētē est assez fortement attachēe pour les imposer ā ses membres se trouvent, par cela mēme, marquēes du signe distinctif qui provoque le respect. »
Durkheim, Les Formes ēlēmentaires de la vie religieuse (1912)
Quand nous obéissons à une personne en raison de l'autorité morale que nous lui reconnaissons, nous suivons ses avis sans réfléchir.
« Au moment oū un ordre nouveau de phēnomēnes devient objet de science, ils se trouvent dējā reprēsentēs dans l'esprit, non seulement par des images sensibles, mais par des sortes de concepts grossiērement formēs. Avant les premiers rudiments de la physique et de la chimie, les hommes avaient dējā sur les phēnomēnes physico-chimiques des notions qui dēpassaient la pure perception ; telles sont, par exemple, celles que nous trouvons mēlēes ā toutes les religions. C'est que, en effet, la rēflexion est antērieure ā la science qui ne fait que s'en servir avec plus de mēthode. L'homme ne peut pas vivre au milieu des choses sans s'en faire des idēes d'aprēs lesquelles il rēgle sa conduite. Seulement, parce que ces notions sont plus prēs de nous et plus ā notre portēe que les rēalitēs auxquelles elles correspondent, nous tendons naturellement ā les substituer ā ces derniēres et ā en faire la matiēre mēme de nos spēculations. Au lieu d'observer les choses, de les dēcrire, de les comparer, nous nous contentons alors de prendre conscience de nos idēes, de les analyser, de les combiner. Au lieu d'une science de rēalitēs, nous ne faisons plus qu'une analyse idēologique. Sans doute, cette analyse n'exclut pas nēcessairement toute observation. On peut faire appel aux faits pour confirmer ces notions ou les conclusions qu'on en tire. Mais les faits n'interviennent alors que secondairement, ā titre d'exemples ou de preuves confirmatoires ; ils ne sont pas l'objet de la science. Celle-ci va des idēes aux choses, non des choses aux idēes. »
Durkheim, Rēgles de la mēthode sociologique (1894)
Au moment où une nouvelle compréhension émerge, elle se trouve déjà représentée dans l'esprit comme des concepts sommaires. La réflexion est antérieure à la science et nous tendons naturellement à substituer nos idées aux réalités qu'elles correspondent.
« Quand je m’acquitte de ma tâche de frère, d’époux ou de citoyen, quand j’exécute les engagements que j’ai contractés, je remplis des devoirs qui sont définis, en dehors de moi et de mes actes, dans le droit et dans les mœurs. Alors même qu’ils sont d’accord avec mes sentiments propres et que j’en sens intérieurement la réalité, celle-ci ne laisse pas d’être objective (1) ; car ce n’est pas moi qui les ai faits, mais je les ai reçus par l’éducation. Que de fois, d’ailleurs, il arrive que nous ignorons le détail des obligations qui nous incombent et que, pour les connaître, il nous faut consulter le Code et ses interprètes autorisés ! De même, les croyances et les pratiques de sa vie religieuse, le fidèle les a trouvées toutes faites en naissant ; si elles existaient avant lui, c’est qu’elles existent en dehors de lui. Le système de signes dont je me sers pour exprimer ma pensée, le système de monnaies que j’emploie pour payer mes dettes, les instruments de crédit que j’utilise dans mes relations commerciales, les pratiques suivies dans ma profession, etc., etc. fonctionnent indépendamment des usages que j’en fais. Qu’on prenne les uns après les autres tous les membres dont est composée la société, ce qui précède pourra être répété à propos de chacun d’eux. Voilà donc des manières d’agir, de penser et de sentir qui présentent cette remarquable propriété qu’elles existent en dehors des consciences individuelles. »
Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique (1895)
Nos manières d'agir, de penser et de sentir existent en dehors des consciences individuelles.
« Vouloir la sociētē, c’est, d’une part, vouloir quelque chose qui nous dēpasse ; mais c’est en mēme temps nous vouloir nous-mēme. Nous ne pouvons vouloir sortir de la sociētē, sans vouloir cesser d’ētre des hommes. Je ne sais si la civilisation nous a apportē plus de bonheur et il n’importe ; mais ce qui est certain c’est que du moment oū nous sommes civilisēs, nous ne pouvons y renoncer qu’en renonçant ā nous-mēme. La seule question qui puisse se poser pour l’homme est, non pas de savoir s’il peut vivre en dehors d’une sociētē, mais dans quelle sociētē il veut vivre ; et je reconnais d’ailleurs trēs volontiers ā tout individu le droit d’adopter la sociētē de son choix, ā supposer qu’il ne soit pas retenu dans sa sociētē natale par des devoirs prēalablement contractēs. Dēs lors, on s’explique sans peine comment la sociētē, en mēme temps qu’elle constitue une fin qui nous dēpasse, peut nous apparaītre comme bonne et dēsirable, puisqu’elle tient ā toutes les fibres de notre ētre ; et par consēquent elle prēsente les caractēres essentiels que nous avons reconnus aux fins morales. »
Durkheim, Sociologie et philosophie (1898)
La société est ce que nous voulons pour nous.
« Chaque peuple a sa morale, qui est déterminée par les conditions dans lesquelles il vit. On ne peut donc lui en inculquer une autre, si élevée qu’elle soit, sans le désorganiser, et de tels troubles ne peuvent pas ne pas être douloureusement ressentis par les particuliers. Mais la morale de chaque société, prise en elle-même, ne comporte-t-elle pas un développement indéfini des vertus qu’elle recommande ? Nullement. Agir moralement, c’est faire son devoir, et tout devoir est défini. Il est limité par les autres devoirs : on ne peut se donner trop complètement à autrui sans s’abandonner soi-même ; on ne peut développer à l’excès sa personnalité sans tomber dans l’égoïsme. D’autre part, l’ensemble de nos devoirs est lui-même limité par les autres exigences de notre nature. S’il est nécessaire que certaines formes de la conduite soient soumises à cette réglementation impérative qui est caractéristique de la moralité, il en est d’autres, au contraire, qui y sont naturellement réfractaires et qui pourtant sont essentielles. La morale ne peut régenter outre mesure les fonctions industrielles, commerciales, etc., sans les paralyser, et cependant elles sont vitales ; ainsi, considérer la richesse comme immorale n’est pas une erreur moins funeste que de voir dans la richesse le bien par excellence. Il peut donc y avoir des excès de morale, dont la morale d’ailleurs est la première à souffrir ; car, comme elle a pour objet immédiat de régler notre vie temporelle, elle ne peut nous en détourner sans tarir elle-même la matière à laquelle elle s’applique. »
Durkheim, De la Division du travail social (1893)
Chaque peuple a sa morale qui détermine ses conditions de vie.